Le Summer Sonic Festival (en simultané-alterné à Ōsaka et Tōkyō) reflète impeccablement l’esprit Japonais: efficace, propre, ponctuel, un mélange de genres et d’influences. On s’étonne par exemple de recevoir un sac en plastique à l’entrée… Pour quoi faire? Pour ramasser soi-même ses déchets, pardi! Comme d’habitude, peu de poubelles à disposition mais, contrairement aux festivals européens, le sol est plus propre qu’un sentier de montagne helvétique. Chacun prend soin de ses détritus, comme demandé, c’est aussi simple que ça! Mais, bien entendu, cela ne fonctionne qu’au Japon.
L’ambiance est aussi relativement sobre, et clairement à un demi-globe terrestre du happening alter-mondialiste de joueurs de djembé déguisé en festival de musique qu’est Paleo. Au vu du prix des billets (passé 100 CHF), les gens ne vont clairement pas au SummerSonic pour manger des sandwiches au magret de canard; non, ils y vont pour consommer un maximum de concerts, et c’est tant mieux parce que ceux-ci, entre 30min-1h chacun, défilent à grande vitesse.
Le charme de la soirée sympa avec ses (30′000) amis et les vapeurs de marijuana cèdent donc ici la place à un défilé pragmatique de têtes d’affiche internationales, par une chaleur insoutenable. Seul bémol: l’organisation inhabituellement catastrophique des transports, qui a transformé le retour à la maison en Fort Boyard des derniers trains (dans lequel Père Fouras expliquerait les horaires par des énigmes en japonais).
Enfin, place à la musique. Une sélection assez hétéroclite, mais bien séparée sur différentes scènes. Comme d’habitude, on évite les inutiles mais multiples instances de groupes califo-brit-rock, qui se disputent des sommets de banalité.
Sur la scène électro, de bonnes surprises: Goose, pour un apéritif d’électro-rock adolescent relativement comestible; Hot Chip, formation anglaise assez originale qui mêle synthés vintage cultes (Korg MS2000, Minimoog, Fender Rhodes) et des musiciens en habits de grand-mères; MSTRKRFT et Vitalic enfin, avec des sessions de DJ aseptisées mais parfaitement maîtrisées, amplement suffisantes pour déchaîner le parterre de japonais.
Sur une autre scène, Polyphonic Spree inflige sa cacophonie à renfort de musiciens, trop nombreux, et d’hymnes ennuyeusement grandiloquants qui font penser à une version orchestrale de Hare Krishna, les couettes en moins.
Plus tard, aussi avec un mini-orchestre, mais plus subtilement, Bright Eyes essaie de réveiller la foule, trop japonaise et trop polie (lapalissade?) pour répondre au chanteur. Armés d’un petit ensemble de cordes, de flutes, guitares, percussions, deux batteries, un Fender Rhodes et un orgue Hammond, ils réinventent le folk américain à la sauce rock. Le son cristallin envoûte. Quelques ballades orchestrales effleurent l’emo d’un peu trop près, mais on les sent sincères. Et pas avare pour un sou, le chanteur descend de la scène pour refiler sa guitare acoustique à quelqu’un dans le public.
Sur une petite scène, devant un petit public d’une soixantaine de personnes, José González chausse sa guitare et triture ses cordes pour un set de quinze chansons, seul avec sa guitare acoustique et sa voix, puis rejoint par deux musiciens discrets à la voix et percussion. La minutie de son album est incroyablement reproduite en live; il maîtrise chaque petit bruit, glissement et tape sur le corps de son instrument, ses doigts dansent sur les cordes et construisent un univers musical très personnel. La foule rêve, captivée, et accompagne les paroles du bout des lèvres. Sur la setlist, une bonne partie de son premier album (Veneer), quelques B-sides, quatre pistes de son nouvel album à paraître et pour conclure le concert, une magnifique reprise de Teardrop de Massive Attack. À écouter d’urgence, ici, et maintenant.
Le clou de la journée était sans aucun doute le concert de Cornelius. Parfois décrit comme le pendant nippon de Beck, l’analogie se limite toutefois à un génie indiscutable et une popularité chez les mélomanes branchés. Là où Beck s’abreuve de ses racines folk, hip-hop, blues, qu’il recycle aussi bien dans son garage que sur les multi-pistes hyper-travaillés du magicien Nigel Godrich, Cornelius réinvente une musique hybride à base de rock, sur laquelle il vient greffer des éléments de pop 60’s, de bossa nova ou d’expérimentations sonores.
De loin, le spectateur distrait pourrait confondre la musique de Cornelius avec du rock. Mais un minimum d’attention révèle la nature inhabituelle des constructions, les breaks inattendus et les harmonies effleurant la dissonance avant de repartir à 180° sur une autre piste. Cornelius, c’est bien du rock, mais comme il se joue sur une autre planète — le Japon peut-être? Pas vraiment, car on y trouve toujours la panoplie habituelle de poisse radiophonique calquée sur le modèle européo-américain. Plutôt une dimension artistique alternative, rendue accessible par le paradoxe culturel que présente le Japon.
Mais un show de Cornelius ne se limite pas à la musique. Comme en 2001 déjà, lorsqu’il était passé au Montreux Jazz pour une performance extra-terrestre, ce “Sensuous Synchronized Show” était construit sur des clips vidéos synchronisés au microjiffie avec le son. Le concert s’ouvre avec un large écran blanc obstruant toute la scène. Les musiciens s’y activent en ombres chinoises, avant que le titre n’apparaisse et tombe, avec le rideau. Les chansons sont ensuite accompagnées de vidéoclips, tous immensément supérieurs aux déchets commerciaux infligés par MTV. Cherchez “Cornelius live” sur YouTube pour vous faire une idée.
Centrée sur Sensuous, le nouvel album, la setlist n’en oublie pas pour autant les vieux classiques. Le rock saccadé de Count Five or Six (Fantasma, 1997) côtoient les accords secs de Smoke (Point, 2001), ou la séquence à la fois homogène et hétéroclite du début de Sensuous (Sensuous, Fit Song, Breezin’). Les musiciens sont impeccablement précis, et peuvent donc librement se permettre l’étrange et violent Gum, ou le lent Like a Rolling Stone, contemplation cosmique d’une pierre électronique qui roule.
En retrait dans l’ombre des clips hypnotisants qui le surplombent, le Cornelius Group dompte son talent et façonne minutieusement, devant un public conquis, l’univers compliqué et exigeant de Keigo Oyamada, alias Cornelius.
Comme pour confirmer l’immensité de ce concert, les Pet Shop Boys lui succédaient et déballaient, devant un parterre soudain très british, un show insupportablement kitsch. Tout le contraire de Cornelius, effacé derrière ses exploits sonores, les deux quinquagénaires infectent de leur arrogance dès le premier sourire.
Neil Tennant déroule ses paroles en mode automatique, tandis que Chris Lowe pianote occasionnellement des mélodies à la portée d’une coquille Saint-Jacques. Des danseurs approximent une chorégraphie récupérée dans la poubelle des boys bands du siècle passé, avant qu’une chanteuse débarque avec sur la tête ce qui ne peut être pris pour grand chose d’autre qu’un saladier bionique volé sur le plateau d’un Star Trek.
On danse pour faire passer le temps et les hits arrivent, enfin, tellement pré-enregistré qu’on se demande si les “artistes” pourraient s’endormir à l’insu du public. Pour une fois, et c’est rare, on se surprend à préférer l’album au concert, parce que sur le disque, on pouvait encore croire que les Pet Shop Boys ne se prenaient pas au sérieux.