Le pathétique spectacle qui égaie le Tour de France ces derniers jours évoque une animalerie crasse, dont les occupants caquetteraient confusément à la découverte faussement inattendue de son insalubrité. Naturellement, les révélations successives ne surprennent que les sportifs de salon qui, affalés dans leur sofa, avaient soigneusement avalé les promesses d’un “Tour propre”. Pour les spectateurs lucides, le choc est feint et, en fin de compte, hypocrite.
La médiatisation du dopage a pris plus d’importance que le cyclisme lui-même depuis déjà près d’une décennie. Ou plutôt la lutte contre le dopage, cet effort vertueux visant à combattre les injustices de la “triche” et à défendre “la beauté du sport”. Mais derrière ces grandes paroles ne se cache guère plus que la nostalgie d’un passé symbolique où s’affrontaient nus de musculeux athlètes grecques, départagés par le seul effort physique, d’une pureté semi-divine. L’image relève naturellement du mythe et, aujourd’hui, d’une dramatique naïveté.
Le phénomène rappelle ainsi un autre mouvement, celui des “alter-mondialistes”. À défaut de “Tour propre”, leur idéal pourrait se résumer en un “monde équitable”. Un phantasme de hippies post-modernes, qui agite lui-aussi des valeurs moralisatrices sans tenir du compte du contexte, soit une société consumériste dont tous profitent, eux compris. L’incompatibilité est une évidence: qui accepterait de payer ses chaussures au décuple, de troquer poivrons et bananes contre choux et pommes, etc. Naïvement, “l’alter-mondialisation” prône un monde sans inégalités, alors que notre société individualiste nous pousse précisément à démontrer notre suprématie et surpasser l’autre, par (presque) tous les moyens.
De la même manière, le public sportif demande avant tout des performances: échappée en pleine côte après deux cents kilomètres de course, abaisser le record du 100 mètres, rester tant de mois au sommet du classement ATP. Il est puéril d’approcher le sport au premier degré en faisant abstraction de son contexte culturel, alors que toutes les performances télévisées ne sont plus qu’un spectacle virtuel, dûment mis en scène. Quelle place a la vertu dans le sport pour un cycliste suivi par un hélicoptère, trois voitures et précédé par quarante camions publicitaires? Ou pour un footballeur qui gagne annuellement l’équivalent du budget santé national du Mozambique (32 millions de dollars)? Autrement dit, l’intégralité de la machine économique du sport tourne autour du marché de la performance, dont les sportifs ne sont que les acteurs. L’honneur, évoqué pompeusement au début de ce Tour de France, n’est qu’une illusion supplémentaire au sein de ce système artificiel.
Ainsi, combattre le dopage de front revient à lancer des gravillons sur des chars armés pour mettre fin à la guerre dans le monde. Une lutte pour la forme, vaine et hypocrite, qui sert surtout à réconforter le public et apaiser les critiques, en omettant honteusement les questions de fond.
De là, l’évolution la plus probable du cyclisme et du sport en général reste le status quo, c’est-à-dire une lutte sans fin entre médecins et médecins, pour trouver la nouvelle substance indécelable d’un côté, et la détecter de l’autre. Le public s’horrifiera ponctuellement de découvrir que tout le monde ne respecte pas les règles d’honneur, tout en continuant à ingurgiter les publicités qui font vivre l’industrie.
Mais dans le cas contraire, quelle serait l’alternative?
Puisque c’est l’argent qui mine le sport, ne suffit-il pas d’en réduire l’intérêt économique? Pour tester cette hypothèse, ou par ennui, les télévisions allemandes ARD et ZDF, ainsi que le quotidien Berliner Zeitung, ont choisi de ne plus retransmettre la course. L’effort est louable: en refusant de vendre des milliers de spectateurs aux publicitaires, ils pourraient bien enrayer la machine à sous qu’est le cyclisme. Dans l’absolu, il s’agirait de faire retomber le cyclisme à un niveau si amateur, spécialisé et anecdotique, que le dopage ne serait plus un pari santé/risque/argent rentable pour les coureurs.
Malheureusement, cette solution ne tient pas la route, car tant qu’il y aura du spectacle à vendre, il se trouvera des cyclistes, équipes, fédérations et publicitaires pour en faire un business. De plus, si le cyclisme perd son image publique pour tomber dans une quasi-indifférence, quelle importance si les coureurs se piquent ou pas?
Reste une dernière option: adapter les règles du jeu à la demande, en supprimant les interdits arbitraires, tels que le dopage. Le cyclisme pourra ainsi remplir les attentes du public, soit des performances impressionnantes et une égalité de traitement pour tous les sportifs.
Le prétendu problème éthique n’est qu’une illusion. Les sportifs ont depuis longtemps dépassé le stade noble de “l’esprit sain dans un corps sain”. Aujourd’hui, ils sont avant tout des instruments spécialisés, conditionnés pour une tâche unique par des méthodes de pointe. Il n’est pas nécessaire de recourir à la chimie pour modifier sa physiologie: ils est courant pour des athlètes de s’entraîner en haute altitude pour augmenter la concentration de globules rouges dans leur sang. Les régimes alimentaires suivis par les sportifs sont tout sauf gastronomiques. Les skieurs blessés bénéficient de chirurgie high-tech pour être remis en piste quelques semaines seulement après un grave accident. Les sprinteurs ne s’exercent pas nus sur les flancs du Mont Olympe, mais couverts de senseurs sur un tapis cardio-vasculaire. Aujourd’hui, la compétition sportive n’est plus une pure épreuve physique, c’est un défi de haute technologies, dont les sportifs ne sont qu’un des rouages, le plus visible.
Par ailleurs, les règles de chaque sport sont arbitraires et sont fréquemment révisées pour être adaptées au contexte économique et culturel. Le nombre de sets au badminton a été changé à l’échelle internationale pour permettre aux retransmissions télévisées d’insérer plus de publicités. Les substances autorisées évoluent avec l’arrivée de nouveaux médicaments et la standardisation d’autres remèdes dans la santé publique.
Au vu des progrès scientifiques à venir, l’homme va voir son corps transformé de façon toujours plus radicale: exo-prothèses, tissus artificiels, ingénierie génétique, interface informatique. Des technologies aux consonances futuristes, mais pas plus que des verres de contacts, transplantations d’organes, puces biométriques ou pacemakers pour un savant du Moyen-Âge. Gageons donc que les sportifs de demain ne seront pas exclus de ces progrès, sans quoi leurs performances ne seront pas beaucoup plus impressionnantes que de regarder aujourd’hui un cul de jatte réaliser un cent mètres.
L’évolution du sport se doit de suivre celle de la société, pour ne pas tomber dans l’obsolescence. La peur suscitée par les changements dans le contexte sportif n’est que le reflet de celle qu’on peut éprouver face à ceux qui nous guettent nous, en tant qu’êtres humains. Mais il faut se rendre à l’évidence: le progrès est inéluctable.
En fin de compte, le phénomène du dopage n’est pas qu’une anecdote sportive; c’est le signal d’une nouvelle étape dans notre redéfinition du corps comme un matériau malléable. Il ne reste plus qu’à trouver le courage de se l’avouer.