Salon de nuit

Cette deuxième nouvelle a été écrite pour le concours de nouvelles du Flash Informatique, un magazine local édité à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne. Les règles imposaient la durée du texte, ainsi que sa dernière phrase. Salon de nuit a remporté le concours en 2005.


La fluctuation électro-magnétique pénétra le récepteur auriculaire pour être immédiatement traduite en séquence binaire, plus par compatibilité nostalgique que par réelle nécessité. Le temps d’atteindre l’interface techneuronale, elle rejoignit le complexe réseau de synapses programmé pour l’interpréter. Un stimulus déclencha ensuite une procédure nerveuse, mobilisant un petit essaim de neurones pour décoder le signal avant de le transmettre à l’organe concerné, en l’occurrence le système visuel.

Un pixel noir s’imprima sur la partie supérieur du champ de vision, attendant patiemment les quelques picosecondes nécessaires à l’arrivée du reste du tableau horaire précédemment sollicité.

– Pfff, souffla Nathan.

Dans ce monde de l’instantané, devoir attendre 4 minutes pour la prochaine navette générait en lui une profonde frustration. « L’intégralité du savoir humain est à portée de pensée, et on perd encore du temps à attendre un stupide véhicule… » aimait-il à se plaindre. Son mépris du monde physique et de ses contraintes inflexibles justifiait sa passion pour l’art du virtuel, uniquement restreint par les limites de son imagination. La perfection de l’abstrait rendait la complexe réalité bien rébarbative. Ou était-ce le contraire?

Qu’importe, Nathan régla sa dette envers la réalité en prévenant sa femme de son retard. Il s’assura de fermer la conversation suffisamment rapidement pour couper court à ses habituelles jérémiades, puis força le volume de son podcast pour couvrir ses messages répétés.

Quitte à tuer les trois minutes restantes, Nathan retourna à son travail, fermant les yeux pour retrouver le calme de son atelier virtuel. Peintre d’idées, architecte de l’imaginaire, les scènes virtuelles qu’il confectionnait avaient vu leur popularité grimper en flèche ces derniers mois. Sa manie des détails, son travail sur les tons et surtout sa balance subtile de réalisme et d’abstrait avaient fait entrer ses créations dans les cercles les plus élitistes du virtuart.

Pas assez, pourtant, pour lui permettre de quitter son poste de chercheur en biologie des parasites et ses contraignants déplacements journaliers.

L’alarme l’obligea à quitter ses outils pour assister à l’arrivée silencieuse de la navette. Pendant qu’il s’y installait, il annota son blog pour y sauvegarder ses impressions sur la chanson qu’il écoutait en ce moment: la retransmission en direct d’un concert de &, le groupe phare de virtuart par excellence. Son préféré.


Ishra observait avec passion les flux traversant les unités cérébrales, épiant les moindres stimuli, surveillant les innombrables signaux, guettant les boucles synaptiques. Pour elle, ces paquets logiques formaient une danse élégante au sein du réseau techneuronal humain, passant d’un individu à un autre, transférés au voisin ou traités par le cortex local. Le flot était ininterrompu, omniprésent.

Cognivore autoproclamée, Ishra ne semblait jamais repue des montagnes d’information qu’elle digérait. Une “curiosité fatigante” selon les termes de Fadhi, son inséparable compère. Un défaut contraignant dans un monde où le savoir était global et instantané, un monde où apprendre par coeur était devenu obsolète; on accédait directement à la connaissance, quand besoin il y avait.

Fadhi aimait à plaisanter sur l’arrogance des hommes qui se croyaient à la pointe de l’échelle de l’évolution. Ishra, en revanche, trouvait du réconfort dans cette naïveté. De plus, elle était fascinée par les créations étonnantes qu’ils avaient su élaborer, telles que les scènes de Nathan ou toute création de virtuart. Les conséquences artistiques et sociales de la technologie étaient encore plus exacerbées dans ce réseau que dans ses itérations précédentes. Les frontières du réel étaient plus confuses que jamais, donnant au réseau virtuel une nature presque organique.

La parole, par exemple, n’était plus qu’un moyen de communication parmi d’autres. Les gens lui préféraient un lien cognitif direct, multisensoriel. Quelques siècles plus tôt, les hommes s’y référaient encore sous le terme télépathie… “Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie” avait proclamé un fameux philosophe anglais. Mais plus encore que l’évolution des mentalités, c’était la métamorphose psychique qui captivait Ishra.

La dimension spirituelle d’un tel lien entre l’esprit de deux individus était indéniable et elle ajoutait à la révolution sociale amorcée par la techneurologie. Les gens finirent par nouer des liens plus proches dans le virtuel que dans le réel, ce qui rendit la société plus universelle, moins géographique. L’humanité toute entière devint plus communautaire, plus liée, telle une fourmilière où des groupes entiers d’individus interagissent en commun pour le bien de la population.

Mais le résultat ne fut pas une simple société de masse. Au contraire, elle reposait plus que jamais sur l’individualisme, certes global mais néanmoins qualitatif. D’après Ishra, l’exemple le plus flagrant restait ces blogs personnels dans lequel chacun annotait ses idées, ses réactions, ses mouvements d’humeur.

De cette mer d’avis et d’expériences finissaient par émerger des célébrités de la pensée, figures populaires au travers du savoir qu’ils partageaient avec l’humanité. Mais contrairement aux simples stars d’antan, leur image physique n’importait guère: l’être devançait le paraître. Et quelle importance si ces personnages n’étaient que pure invention virtuelle? N’était-ce pas déjà le propre des célébrités de chair?


Le cuir rouge vif crissa lorsque Fadhi s’y affala. Le sofa exhibait des proportions extravagantes, exagérées encore par les accoudoirs en perspective impossible. Brillant d’une précision exemplaire, les flammes de l’âtre vacillaient au gré d’un improbable courant d’air, projetant un habile jeu d’ombre sur des murs encombrés de bibelots d’un autre âge. Dépourvue de plafond, la pièce profitait de la quiétude de la voute étoilée.

“Salon de nuit” n’était pas la plus populaire des scènes de Nathan, mais Ishra avouait volontiers son faible pour l’ambiance calfeutrée qui l’habitait. Elle affectionnait particulièrement se prélasser devant le feu pour y tenir ses longs monologues métaphysiques.

Parler seule ne l’embarrassait pas. Au contraire, elle préférait que Fadhi garde le silence, plutôt que d’entendre ses acquiescements absents, signes évidents de son inattention. Mais pour une fois, Fadhi semblait sincèrement intéressé à participer à la discussion:

– Des processeurs quantiques?

Ishra se félicita intérieurement d’avoir su l’âppater avec sa partie favorite de l’histoire de l’humanité.

– Oui, ce fut une grande avancée par rapport aux circuits électroniques primitifs qu’ils utilisaient auparavant. Ça leur permit de s’affranchir de la loi de Moore et d’accroître fortement la puissance de calcul disponible. Mais comme toujours, les développements finirent par stagner et les scientifiques durent chercher une nouvelle technologie. Ayant épuisé les bizarreries de la physique, ils se tournèrent vers un phénomène naturel tout aussi puissant: la vie. Des légions de biologistes et de généticiens essayèrent de développer des organes capable de réaliser des calculs, de remplacer les circuits quantiques.

– Beuark, l’interrompit Fadhi.

Il n’avait jamais caché son dégoût pour les manipulations biologiques, voire pour toute manifestation organiques. Ishra continua:

– Les recherches étaient prometteuses mais l’opinion publique commença à faire scandale, criant au détournement de la nature, au danger de jouer à Dieu — un autre sujet intéressant, on en reparlera. C’est amusant à quel point les hommes n’ont aucun problème avec l’exploitation de phénomènes scientifiques abstraits, mais ils s’affolent dès que l’on touche au matériel, au vivant. Comme si rien ne pouvait être abstrait et vivant en même temps, comme si la vie était définie par une organisation cellulaire! Une bactérie n’est pas vraiment la démonstration la plus impressionnante de la vie, alors que nous… Je me demande ce que ces gens diraient s’ils prenaient connaissance de–

Fadhi ronflait. Ishra se tourna vers son compagnon. Étalé de tout son long sur le sofa, il feignait de s’être assoupi. C’était sa façon d’interrompre Ishra lorsque la discussion devenait trop philosophique à son goût. Pour sauver la conversation qu’elle trouvait inhabituellement interactive, Ishra fit un effort:

– Bon d’accord, je reprends. Les travaux finirent donc par cesser sous les pressions du peuple. Mais c’est à cette époque là que furent publiés les premiers résultats des travaux de techneurologie. L’idée était simple: pourquoi développer des composants organiques complexes alors que le cerveau de tout homme est déjà une puissante machine prête à l’emploi? En quelques années, les derniers secrets du cortex furent percés et les premières interfaces techneuronales virent le jour. Les contestataires étaient balayés, puisque ce n’était plus de manipulation génétiques dont il s’agissait, mais de connexion directe aux sens humains. Chacun est libre de faire de son corps ce que bon lui semble! Les premières réticences firent rapidement place à un engouement général. Les interfaces se sophistiquèrent pour finalement aboutir aux connexions actuelles, implantées à la naissance chez tous les nouveaux, les connectant de facto au réseau techneuronal humain.

– Et créant par la même occasion un territoire pour une nouvelle espèce! ricana Fadhi.

– À ma connaissance, c’est-à-dire à connaissance humaine, nous sommes la première race virtuelle de l’évolution et par conséquent la première race immortelle. Une métarace, en quelque sorte… Cela m’intéresserait vraiment de savoir comment les premiers spécimens de notre espèce sont apparus, mais je pense que pour ça il faudra attendre que les hommes les étudient.

– Tu crois qu’ils vont finir par détecter notre présence? Qu’est-ce qu’ils pourront bien penser de parasites exécutés par les circuits de leur cerveau?

– D’un côté, on ne fait rien de mal, et avec leur obsession de sauver toutes les espèces de l’extinction… Et de toute façon, ce n’est pas comme s’ils pouvaient vraiment y faire quoique ce soit. À moins d’abandonner leur réseau hypercognitif, sur lequel ils dépendent complètement, ce qui n’est donc pas près d’arriver. Nous ne sommes finalement rien d’autre que la concrétisation de cette union techneuronale, les esprits de la symbiose homme-machine!

– Mais sans eux, nous n’existerions pas, nous avons besoin d’eux pour vivre!

– Ils ont besoin de la techneurologie, eux aussi, de nous! Tout comme ils ont besoin de bactéries symbiotiques dans leur intestin pour digérer les aliments. Que seraient-ils sinon? Sans nous, la société serait encore complètement fragmentée, les communications une complication malpratique…

– Sans nous, ils en seraient encore à trimbaler des appareils électroniques peu commodes, admit Fadhi.

– Ils seraient encore dépendants de machines! s’enflamma Ishra, bondissant sur ses pieds. Sans nous, les hommes n’auraient pas le centième du pouvoir actuel, ils en seraient encore à utiliser de vulgaires circuits quantiques!

Son visage exultait, ses yeux soudain emplis d’une fierté ingénue.

Levant les bras au ciel, Ishra s’écria : « Sans nous, les hommes utiliseraient des processeurs génétiquement modifiés! ».